SOURCE :  http://www.lexpress.fr/actualite/societe/francois-heran-vouloir-reduire-l-immigration-est-un-deni-de-realite_1703090.html#mbMH1IJjk5I48fGW.99

François Héran, ex-directeur de l’Ined, note que notre « modèle migratoire n’est pas celui de l »intrusion massive’, mais de l »infusion durable' ».

Jean-Luc Bertini/Pasco and Co pour L’Express

A la grande peur de l’immigration le démographe François Héran oppose la rationalité des chiffres, la relativité du temps long et les bienfaits de la comparaison. Il démonte les idées toutes faites et les slogans faciles. Interview.

A l’échelle européenne, les Etats n’en finissent plus de se quereller sur la répartition des demandeurs d’asile. En France, l’examen du projet de loi sur le droit des étrangers, fin juillet, à l’Assemblée nationale donne lieu à des surenchères, de la droite et de l’extrême droite.

Pour le démographe François Héran, la France n’est pas aussi généreuse qu’elle le croit… ou le redoute. Non, il n’est pas si simple de réduire les flux migratoires, comme en rêvent nombre de responsables politiques. Mais oui, au fil du temps, les arrivées successives changent la société française.

Après des mois de crise en Méditerranée, la France et l’Allemagne ont accepté d’accueillir respectivement 9100 et 12100 réfugiés, essentiellement syriens, sur deux ans. Est-ce à la hauteur de l’enjeu?

Il faut rapporter ces chiffres au dernier bilan du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés : après cinq ans de guerre, plus de 4 millions de Syriens ont fui leur pays, surtout vers les Etats limitrophes. En 2014, l’Union européenne a reçu 122 000 demandes d’asile. L’Allemagne a accordé sa protection à 26 000 Syriens, la Suède, à 17 000, tandis que la France se contentait de 2 000 et le Royaume-Uni, de 1 500. La disproportion est flagrante. Cessons de brandir des chiffres absolus pour prétendre que la France est « le pays d’Europe le plus généreux pour l’asile ». Nous sommes loin dans le classement lorsque l’on observe les décisions positives d’accueil. Et davantage encore lorsque l’on tient compte de la population et de la richesse du pays.

L’idée selon laquelle il y a trop d’immigrés en France est pourtant répandue…

Entre la Finlande, qui compte seulement 4% d’immigrés dans sa population, et le Luxembourg, qui en compte 37%, quelle est la bonne proportion? En France, nous sommes à 12%. Il n’existe aucun critère scientifique pour décider si c’est peu ou trop. Faut-il se fier à l’opinion? Le résultat des sondages effectués à l’échelle européenne est frappant : la plupart des pays sont persuadés de « recevoir plus de migrants que les autres », ce qui est impossible! La surestimation est très nette en France et au Royaume-Uni, alors que les Allemands et les Nordiques ont une vision plus réaliste.

Comment l’expliquez-vous?

Trop de démagogie, pas assez de pédagogie. La démographie, c’est comme la musique : il y a beaucoup d’amateurs, mais combien savent lire une partition ? Alors que le sujet des migrations leur tient à coeur, rares sont les politiques qui font l’effort de raisonner en proportion ou en distribution. On préfère impressionner l’électeur par des chiffres absolus. Pour suggérer la pression migratoire, Claude Guéant aimait dire que les 200 000 migrants non européens qui obtiennent chaque année un titre de séjour en France équivalaient à la population de la ville de Rennes. Mais à l’échelle du pays, ces nouveaux venus représentent seulement un accroissement de 0,3%, un taux si faible que les démographes disent « 3 pour 1 000 ».

Parler de flux massifs d’entrées est donc une erreur?

Regardez nos grands voisins : l’Allemagne a reçu des contingents importants dans les années 1990, l’Espagne et l’Italie, dans les années 2000. Dans ces pays, qui ont plus de décès que de naissances, la migration assure 100% de la croissance de la population. En France, dans les vingt dernières années, elle a contribué pour un quart seulement à la hausse annuelle.

Assez peu, finalement…

C’est vrai, mais voilà le paradoxe : si cet apport modéré dure des décennies, il suffit à modifier en profondeur les origines de la population. Aujourd’hui, un quart de la population vivant en France est soit immigrée, soit enfant d’au moins un parent immigré. Je résume la situation en disant que le modèle migratoire de la France n’est pas celui de l' »intrusion massive », mais de l' »infusion durable ». Du coup, nous sommes le pays d’Europe qui a proportionnellement le plus de « seconde génération », c’est-à-dire de personnes nées en France d’un ou deux migrants.

L’immigration est-elle l’unique cause de croissance de la population depuis la guerre, comme l’affirme le Front national?

Non, c’est faux. Comme la France ne fait que frôler le taux de fécondité nécessaire pour assurer le renouvellement des générations (2,01 enfants par femme), on s’imagine que le pays serait passé depuis la guerre de 45 à 65 millions d’habitants du seul fait de l’immigration. C’est oublier deux autres facteurs : le baby-boom, qui a eu des effets sur plusieurs générations, et le vieillissement de la population, qui a ajouté un nouvel étage à la pyramide des âges. Depuis quarante ans, notre espérance de vie augmente chaque année de trois mois, soit… six heures par jour! Chacun de ces facteurs a compté également. Un tiers de la croissance démographique lié à l’immigration depuis soixante-dix ans, c’est important, mais très loin de 100%. Et, comme je l’ai dit, sur les vingt dernières années, c’est le quart.

image: http://static.lexpress.fr/medias_10527/w_640,c_fill,g_north/des-migrants-en-juillet-a-augusta-sicile_5389969.jpgLa France est loin d'être "le pays d'Europe le plus généreux pour l'asile". Ici, des migrants, en juillet, à Augusta (Sicile).

La France est loin d’être « le pays d’Europe le plus généreux pour l’asile ». Ici, des migrants, en juillet, à Augusta (Sicile).

REUTERS/Antonio Parrinello

Quel serait le taux de fécondité de la France sans l’immigration?

Il y a une exception française en matière de fécondité : 2 enfants par femme, contre 1,4 dans l’aire germanique, 1,3 en Europe du Sud ou en Europe centrale. Si l’on enlevait la contribution des immigrées aux naissances, la France resterait en tête des taux de fécondité en Europe. Dans la plupart des pays voisins, l’immigration assure une fécondité de remplacement. En France, c’est une fécondité de complément.

Quelle est la part de ce « complément »?

Les femmes immigrées ont 3,5 enfants en moyenne, contre 1,9 ou 1,85 pour les natives, selon les derniers calculs de l’Insee. Mais comme les étrangères représentent seulement 8% des mères, ce surcroît pèse peu dans la moyenne nationale : elles augmentent le taux de fécondité national de 0,10 ou 0,15 point par femme.

Certains affirment que les statistiques officielles sont faussées. Que répondez-vous à ces accusations?

C’est le type même du raisonnement complotiste : « On nous cache les vrais chiffres. » Curieusement, j’entends aussi depuis peu le reproche inverse. Hier, nous minimisions les chiffres; aujourd’hui, nous grossirions la part des immigrés et de leurs descendants pour inculquer l’idée que leur présence est irréversible ! Que l’Insee et l’Ined aient étouffé les « vrais chiffres » pour d’obscures raisons idéologiques, c’est de l’affabulation. Nul ne nie que ces instituts devaient améliorer leurs outils d’observation au fil du temps. Nous sommes quelques-uns à avoir oeuvré à une meilleure connaissance de l’immigration, par exemple en obtenant le droit d’introduire dans les grandes enquêtes de l’Insee des questions sur les pays de naissance des parents et leur nationalité antérieure. Et ce, malgré de vives oppositions, cette fois sur la gauche du spectre politique.

Peut-on « choisir » son immigration plutôt que de la « subir »?

Le concept d’immigration choisie a été lancé par Romano Prodi, puis repris par Dominique de Villepin et Nicolas Sarkozy. La loi de juillet 2006 a entrouvert la porte à une immigration qualifiée, avec l’espoir de réduire d’autant l’immigration « subie ». Mais le résultat est décevant : de 16 000 à 18 000 personnes selon les années, soit moins de 10% des nouveaux titres délivrés chaque année aux non- Européens. Très vite, au nom de la lutte contre le chômage, on a cherché à refermer la porte : l’immigration « choisie » était elle-même perçue comme « subie ».

Qu’en est-il alors de l' »immigration subie »?

C’est tout le problème, l’immigration dite « subie » est légale. En fait, l’immense majorité des immigrants viennent en France parce qu’ils en ont le droit, au titre des conventions internationales que la France a souverainement ratifiées. Droit qu’ont les étrangers de vivre en famille (40 000 entrées par an), droit des Français (y compris les naturalisés) d’épouser qui ils veulent (65 000 entrées), droit d’asile (18 000), plus ce quasi-droit de pouvoir faire des études dans une université étrangère (60 000). Lors de la campagne présidentielle de 2012, le candidat sortant, Nicolas Sarkozy, s’est avisé qu’il fallait réduire les 200 000 entrées de moitié. Marine Le Pen a surenchéri en parlant de les ramener à 10 000 : une division par 20! Difficile de pousser plus loin le déni de réalité.

Le politique est donc impuissant?

Sa marge de manoeuvre est minime. Si vous examinez la répartition par motifs des 200 000 nouveaux titres annuels, vous découvrirez qu’elle est très stable depuis 2005. Le politique a tenté, et c’est tout à fait légitime, de lutter contre les abus et de veiller à ce que les entrants aient les moyens de faire vivre décemment leur famille. Cela n’a rien changé aux flux. Réduire la migration de travail? Ses chiffres sont déjà dérisoires. Reste l’ultime solution : dénoncer les conventions internationales des droits de l’homme. Par exemple, supprimer le regroupement familial. Mais comment s’y prendra-t-on? Imagine-t-on de traiter différemment le continent américain et le continent africain? Peut-on diviser un droit par 2?

L’opposition voudrait donner la priorité au droit du sang sur le droit du sol

Aujourd’hui, nous combinons plusieurs droits. Premier principe : est français tout enfant de Français. Mais il est parfois difficile de prouver la nationalité française des parents s’ils sont nés à l’étranger. D’où le « double droit du sol », qui est le moyen le plus répandu d’établir sa qualité de Français : vous êtes né en France et l’un de vos parents aussi ; cela fait de vous un Français de naissance. Ce qui compte dans ce cas, ce n’est pas le sol, mais la continuité de la présence d’une génération à l’autre, parce qu’elle est le gage d’une familiarisation en France.

Ce que la droite critique, c’est encore autre chose…

Ce qu’elle vise, c’est « le droit du sol simple » : quels que soient le lieu de naissance et la nationalité de vos parents, vous devenez français à votre majorité si vous avez résidé cinq ans en France. Ce droit n’est pas immédiat comme aux Etats-Unis, il est différé : le législateur a toujours considéré qu’un accouchement de passage ne suffisait pas. On se trompe lourdement quand on y voit une forme « passive » d’accès à la nationalité : vivre cinq ans de son enfance ou de sa jeunesse dans un pays, scolarité comprise, et devoir attendre sa majorité, c’est forcément connaître une socialisation active, autant que le reste de la population. Ce n’est pas le sol qui agit, c’est le temps qu’on y passe.

La politique menée par la gauche depuis 2012 marque-t-elle une rupture?

Elle est d’une prudence de Sioux. Manuel Valls a institué le principe d’une publication des chiffres de l’immigration à date fixe et non plus selon le bon vouloir du poli tique. Il a aussi abandonné l’usine à gaz des listes de « métiers en tension » pour sélectionner les migrants de travail, facilité l’accès à la naturalisation et maintenu le contrat d’accueil et d’intégration, notamment l’apprentissage du français, qui est essentiel. En revanche, le discours du gouvernement sur les « quotas » de répartition des demandes d’asile entre les pays européens a été confus. Et l’ensemble manque de vision clairement affichée. A gauche comme à droite, il faudrait plus de pédagogie pour lutter contre la démagogie.

François Héran en 6 dates

1953: naissance à Laon.

1993-1998: chef de la division enquêtes et études démographiques de l’Insee.

1999-2009: directeur de l’Institut national d’études démographiques.

2007: publication du Temps des immigrés (Seuil/La République des idées).

2008-2012: président de l’Association européenne des études de population.

2012: publication de Parlons immigration en 30 questions (La Documentation française).

Read more at http://www.lexpress.fr/actualite/societe/francois-heran-vouloir-reduire-l-immigration-est-un-deni-de-realite_1703090.html#mbMH1IJjk5I48fGW.99